Pourquoi nos souffrances se répètent
Le psychanalyste Jacques André pose un regard neuf sur nos douleurs et la position de victime. Pour lui, comprendre ne suffit pas. Il faut éprouver à nouveau ce qui nous a fait souffrir pour le dépasser.
Propos recueillis par Hélène Fresnel
H.F : Vous parlez de la répétition comme d’une « action de remonter en arrière ». S’agit-il toujours d’un retour dans le passé ?
Jacques André : Il est difficile de répondre en général. Disons que les événements qui sont à l’origine des phénomènes de répétition surviennent souvent dans l’enfance. L’enfant est un être très particulier : il vit dans une grande intensité, une grande profondeur d’émotions, mais, en même temps, il n’a pas toujours la capacité de les traiter et encore moins de les comprendre. Il est très imprimé par ce qui lui arrive et, quand il traverse un -événement qui le remue, le choque, quand il vit un trauma, les sillons de la haine, de l’amour se creusent en lui, sans qu’il s’en rende compte. Quelque chose s’ancre durablement. Un exemple caricatural serait celui de l’adulte abusé sexuellement dans son enfance et qui devient plus tard un abuseur. C’est ce que, dans notre patois de psychanalystes, nous appelons l’« identification à l’agresseur ». L’abuseur répète à l’envers ce qui lui est arrivé dans une tentative de traitement de la douleur. Il y a peu de mobilité. C’est un mécanisme qui relève de la répétition mais qui essaye en même temps d’y échapper, en intervertissant les rôles.
Quelle expérience faut-il alors faire pour espérer en finir avec la répétition ?
J.A. :Le changement ne passe pas par la compréhension. Pour espérer en sortir, il faut affronter, repasser par ce qui a fait souffrir. Il faut que quelque chose, quelqu’un, s’incarne, réincarne celui, celle, l’objet, la cause à la source de l’événement qui nous a marqué. Cela permet de réactualiser l’expérience, de la vivre, de la revivre aussi intensément que possible. Lorsqu’elle se vit avec cette force, à ce moment-là, quelque chose peut se passer et bouger. Quand on y parvient, les effets sont impressionnants. Je me souviens d’une dame anglaise qui évoquait une tentative d’agression sexuelle sur elle, enfant, par un de ses cousins. Il l’avait fait après avoir fermé brutalement la porte. Ce souvenir lui était resté. Et puis, un jour, il y a eu une sorte de ballet entre elle et moi pour savoir qui fermerait la porte du cabinet. Je l’ai fermée vigoureusement en lui disant : « Attention, je suis anglais quand je ferme la porte. » Elle a sursauté de dix centimètres sur le divan. Nous y étions. La scène était là, aussi proche que possible. Mon manque de tact a eu un effet brutal mais, au bout du compte, dynamique. La psychanalyse ne doit pas être violente. En même temps, elle doit arriver à retrouver à son corps défendant une certaine violence tolérable pour aider au changement. Elle cherche à transformer l’expérience pour qu’elle ne se répète plus.
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Biographie
Jacques André est psychanalyste, agrégé de philosophie, professeur de psychopathologie clinique à l’université Paris-Diderot et directeur de la “Petite bibliothèque de psychanalyse” aux PUF. Il a travaillé notamment sur la psychanalyse de la féminité et s’intéresse à la problématique borderline. Il a publié, entre autres,L’Imprévu en séance (Gallimard, “Folio essais”, 2013) etLes Cent Mots de la psychanalyse (PUF, “Que sais-je”, 2011).
Peut-on en sortir sans psychanalyse ?
J.A. : Oui. Je pense qu’il y a quelques expériences humaines qui ont cette force. Comme la psychanalyse, la relation amoureuse peut guérir de la répétition, car nous nous retrouvons avec quelqu’un qui voit le monde autrement, qui aime d’un autre point de vue que le nôtre, qui fonctionne différemment. S’il ne donne pas les coups que nous attendons, quelque chose se déplace en nous. Si nous prenons le risque de nous ouvrir à lui, sans rester clos sur notre univers, si nous le laissons entrer, une possibilité de changement, de faire un pas de côté se crée. C’est une sorte de dépaysement. Comme l’expérience amoureuse, les voyages vers des cultures inconnues (pas juste le tourisme du week-end ou l’enfermement dans le lotissement d’expatriés), vers des langues étrangères, des façons différentes de faire, des interdits, ont aussi ce pouvoir de remise en question et de modification. Nous venions d’une culture protestante, obsessionnelle, où personne ne touche personne. Après trois ans en Afrique, notre rapport au corps n’est plus du tout le même. Ce que nous croyions être le monde, les relations aux humains, entre les hommes et les femmes que nous pensions être tous les mêmes, se révèle différent. Prendre le risque de s’ouvrir à l’étranger peut nous changer.