Les 7 leçons de la « surf attitude »
«Mettez deux cents Parisiens dépressifs au bord de l’eau, à vivre à proximité des forces de la nature. Cela fera deux cents psys au chômage ! » Avec humour, l’écrivain Michaël Sebban (lire son témoignage plus bas) résumait ainsi récemment sa passion pour le surf et ses vertus thérapeutiques, tant sur le physique que sur le mental. Souvent considéré comme un sport marginal réservé à une poignée d’éphèbes australiens un peu écervelés, cette pratique recèle pourtant une vraie philosophie de vie.
« Le surf comme métaphore de l’existence est aussi puissant pour un Parisien ou un Londonien que pour un Australien », confirme la pratiquante et écrivaine australienne Fiona Capp (auteure notamment de Ce sentiment océanique, Actes sud, 2005). Bain de jouvence vital et quasi matriciel, il offre une nouvelle naissance à celui qui s’y adonne. En hawaïen, le surf se dit he’e nalu : he’e pour « couler comme un liquide » et nalu qui indique à la fois le surgissement d’une vague et le liquide amniotique enrobant le nouveau-né.
C’est le navigateur James Cook qui a découvert le surf au XVIIIe siècle, en Polynésie. Depuis son expansion dans les années 1960, ce sport n’a cessé de démontrer qu’il était bien plus qu’une discipline physique. Plutôt une discipline de vie, aussi exigeante qu’exaltante. Voici ses sept grands principes, qui peuvent nous inspirer au quotidien.
Accepter les creux de la vague
Les images spectaculaires de surfeurs filant au cœur du tube font souvent oublier la cruelle réalité : « Surfer, c’est avant tout accepter de ramer », explique Emmanuel Brunet, jeune quadra, directeur artistique et surfeur passionné. Pour moins d’une minute environ de glisse – l’instant unique –, il faut accepter de « nager-ramer » longtemps sur sa planche afin de rejoindre le lieu de formation des vagues.
« C’est une école d’humilité, poursuit l’aficionado. La jouissance de glisser est indissociable de l’effort que l’on a fourni pour y parvenir. » L’analogie avec la vie se fait dès lors très naturellement. Le surf enseigne aussi bien la nécessité de l’effort (on n’a rien sans rien) que l’acceptation des temps faibles.
« Comment apprendre à survivre aux marées basses de l’existence ? » interroge l’Américaine Anne Morrow Lindbergh dans Solitude face à la mer (Pocket, 2003). La réponse du surfeur est simple : patience et longueur de temps. Jusqu’à la prochaine vague qui, c’est sûr, vous portera. Comme l’a démontré par l’absurde le devenu culte Brice de Nice (film de James Huth, 2005).
Prendre des risques et des coups
En surf, les occasions de se blesser sont fréquentes. Toucher le fond ou y rester accroché. Etre projeté sur la plage ou sur des rochers. Prendre la planche dans la figure. Se faire étrangler par le leash (la "laisse" qui relie le surfeur à sa planche)… « Cela peut évoquer les conduites à risques adolescentes, explique le psychanalyste Didier Lauru, celles où l’on repousse toujours plus loin les limites. La prise de risques rejoint alors un fantasme d’“auto-engendrement” du type “il ne peut rien m’arriver”. »
Emmanuel Brunet reconnaît qu’il s’agit bien d’une conduite « ordalique » assumée, une manière de flirter avec la mort. Et de vérifier son salut : « Si ça passe, c’est que tu as mérité de vivre. » Inconscience ? Au contraire. Les risques sont toujours calculés. Et le bénéfice est d’autant plus considérable que l’on a su résister aux coups.
Saisir le bonheur par intermittence
Le surfeur sait jongler avec les contraintes de la vie quotidienne. Il a souvent une double vie pour assouvir sa passion. D’un côté, un métier classique, un salaire suffisant, une vie de famille sédentaire. De l’autre, un matériel coûteux (trois planches par an, à six cents euros pièce en moyenne), des déplacements nombreux et un trip nomade.
« Je ne cesse d’aller et venir entre deux modes de vie, raconte Fiona Capp. Dans Malaise dans la civilisation, Freud rappelle que le bonheur est nécessairement passager. Je suis frustrée de ne pouvoir surfer quand j’en ai envie, mais je fais contre mauvaise fortune bon cœur. Pourtant, il est incontestable que le plaisir que je prends à surfer est renforcé par le côté épisodique, changeant et intermittent de cette activité. » S’agirait-il de « fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve », comme l’a écrit Serge Gainsbourg ?
Vivre en dauphin, éviter carpes et requins
Le dauphin est l’un des symboles favoris du surfeur. Il incarne le mouvement, l’intelligence et l’élégance.
Pour Dudley Lynch et Paul L. Kordis(auteurs de La Stratégie du dauphin, Editions de l’homme, 2006), experts en management, il devrait inspirer tous les jours notre façon de vivre. Selon eux, le monde est un grand bassin peuplé de carpes et de requins qui, chacun à leur manière, gèrent une pénurie aussi frustrante que permanente. Les carpes marinent dans l’eau stagnante, victimes statiques, attendant toujours mieux. Les requins, en prédateurs agressifs, croient qu’il vaut mieux dévorer son voisin pour sauver ce qui peut encore l’être.
Le dauphin, lui, comme le surfeur, sait profiter des « vagues du changement ». Il suit sa voie, son intuition, en bonne intelligence avec les autres et les éléments. Il se fait même respecter du requin – qu’il frappe à la cage thoracique avec son rostre, après lui avoir tourné autour et l’avoir apprivoisé.
Savoir se positionner dans l’adversité
Le militaire ou le gendarme se tiennent toujours « de face ». Le surfeur, en revanche, aborde les choses et les gens « de côté ». Ainsi, en situation de conflit, il pratiquera plus facilement l’esquive. « Un jour, dans une bagarre de rue, j’ai clairement mesuré l’apport concret du surf, raconte Paul, qui pratique du côté de Biarritz. J’ai su éviter les coups que l’on voulait me porter.
Naturellement. Encore mieux, tel un judoka, j’ai improvisé une prise qui utilisait l’énergie de mon agresseur… qui est tombé à terre. » S’il y avait un précepte de surfeur, ce serait peut-être celui-là : ne jamais aller contre.
Devenir le plus léger possible, ne jamais forcer
« Quand on est sur une planche, poursuit Paul, il faut se faire le plus léger possible. N’appuyer que pour rebondir sur une vague. Dans la vie, c’est pareil. Il ne faut pas trop forcer, ne pas trop appuyer là où ça résiste. Sinon, on plonge. Et on se fait mal. »
Dans la vie comme sur les vagues, le grand art consiste à accompagner le mouvement. C’est l’un des points essentiels de la philosophie du surf, développée notamment par Gibus de Soultrait, rédacteur en chef de la revue Surf Session et auteur notamment de Pour un concept d’intégrité fondée sur la mobilité (Vent de terre, 2000). Ne jamais vouloir orgueilleusement « faire sa vie », mais toujours « faire avec elle ». Faire avec les éléments, toujours plus forts que soi. Avec la matière, toujours plus puissante que soi. Avec le mouvement, toujours plus grand que soi.
Le philosophe Gilles Deleuze était d’ailleurs fasciné par cette pratique. « Tous les sports de glisse – surf, planche à voile… – sont du type insertion sur une onde préexistante, explique-t-il dans Pourparlers (Editions de minuit, 2003). Comment se faire accepter dans le mouvement d’une grande vague, d’une colonne d’air, “arriver entre” au lieu d’être à l’origine d’un effort. »
Lorsqu’il conduit sa voiture, Emmanuel Brunet sait garder ses distances, et la juste vitesse. « Dans un flot de circulation, je me ménage toujours une sortie à gauche ou à droite. Un jour, j’ai d’ailleurs été le seul à échapper à un carambolage. » Humilité du surfeur : il sait qu’il est inclus dans un mouvement, composé d’éléments naturels qui le dépassent.
Croire en des forces supérieures
L’image zen et mystique du surf n’est pas usurpée. Même si on oublie souvent que les pratiquants grillent beaucoup de kérosène et de litres de bière pour assouvir leur passion… Le lyrisme omniprésent des aficionados rappelle le lexique de la pratique religieuse. Les surfeurs croient en une transcendance.
Fiona Capp évoque un « sentiment océanique », expression empruntée à l’écrivain Romain Rolland, pour décrire la « sensation d’éternité » qu’il suscite. Elle raconte la révélation de Jack, un ami australien, visitant une église en Europe : « Je compris cet élan religieux […], ce besoin de paix que j’éprouvais depuis longtemps en vain et dont la métaphore était la vague parfaite. » La vague perçue, à l’instar de Dieu, comme une harmonie suprême ? « Quarante secondes. Ça dure quarante secondes, une belle vague. Et tu t’en souviens pendant dix ans », écrit Michaël Sebban dans La Terre promise, pas encore (Pocket, 2004).
Comme la pratique religieuse, la pratique du surf semble défier les lois terrestres. « Au fond, le surfeur rêve d’arrêter la mort, résume Emmanuel Brunet. Etre comme l’eau qui passe. Etre noyé dans le rien. Ou dans le tout. »
Témoignages
Sara Ploquin-Donzenac, journaliste, rédactrice en chef de Kiteboarder (magazine dédié au kiteboard) et Chicks’ Power (magazine de glisse féminin).
« Tu ne comptes que sur toi »
A 34 ans, elle vit à Anglet (Pyrénées-Atlantiques), haut lieu du surf français, avec son bébé et son compagnon, windsurfeur. Depuis vingt ans, sa vie est dirigée par la recherche du vent, de la vague, du ciel.
« A 25 ans, je vivais avec un homme qui parlait de bébé et moi, je savais que je ne pouvais pas être mère avant d’avoir fait ce tour du monde initiatique que l’on doit tous faire. Alors, je suis partie, à la recherche des plus belles vagues. J’ai passé un an à voyager autour du Pacifique. C’était magnifique, libérateur. C’est une passion qui se pratique en tribu, mais la performance, elle, est très individualiste : tu es seule, dans l’eau, tu ne comptes que sur toi, tu es responsable jusqu’au bout de tes choix. C’est à toi d’arbitrer entre le plaisir et le risque. Etre courageuse mais pas présomptueuse. En cas d’erreur, la sanction est toujours violente. J’ai mis vingt ans à comprendre que ces leçons pouvaient s’appliquer à ma vie de terrienne. »
Joël de Rosnay, scientifique
« Le surf, un éternel recommencement »
« Tonton surfeur », c’est le surnom que l’on a donné au pionnier du surf en France. Vainqueur des tout premiers championnats de France en 1960 et en 1961, champion de France master en longboard en 1986, ce docteur es sciences s’avoue, à 69 ans, toujours drogué aux vagues… Il vient de publier 2020, les scénarios du futur, aux éditions Des idées et des hommes.
« Je surfe depuis une cinquantaine d’années et, je peux vous l’assurer, le surf est une drogue douce… On est en manque, quand on ne surfe pas ! Cela vient d’abord, à mon sens, de ce mélange fascinant entre le déterminisme biologique, celui des éléments, et votre liberté, celle d’en faire ce que vous voulez. Exactement comme dans la vie, en fait. A ceci près que la vague, elle, ne meurt jamais : le surf est un éternel recommencement. Ça aussi, c’est fantastique… En outre, sur l’eau, tout peut changer d’un instant à l’autre : le vent, la marée, le temps. Il faut donc apprendre à profiter réellement de l’instant présent. En ce qui me concerne, c’est évident : le surf m’a aidé à vivre de façon plus soft et plus fluide.
Les rapports humains sont toujours des rapports de force, avec des affrontements, un vainqueur et un vaincu. Dans le surf, c’est tout autre chose. Ce sont des rapports de flux : ce que je donne à la vague, je ne le perds pas. Ce qu’elle me donne, elle le récupérera. Je dose, j’équilibre, je m’adapte à mon environnement… C’est une vraie philosophie du mouvement, qui aide à mieux appréhender la complexité de la vie. »
Michaël Sebban est l'auteur de La Terre promise pas encore (Pocket, 2004), Lehaïm et Kotel California (Hachette Littératures, 2004 et 2006).
Michaël Sebban, écrivain, professeur de philosophie
« C’est la glisse qui me soigne »
La quarantaine toute fraîche, petit brun barbu et fumeur de pipe, Michaël Sebban est l’antidote aux clichés du surfeur bodybuildé, décoloré, voire décérébré. Prof de philo en zone d’éducation prioritaire, il s’est mis en disponibilité pour écrire. Et surfer. Chez lui, l’un ne va pas sans l’autre.
« Pour écrire, j’ai besoin de puiser dans des émotions vraies. Or, la seule qui soit restée intacte tout au long de ma vie, c’est celle que je ressens sur ma planche de surf. Seul, au milieu de l’eau. Soudain, tout devient clair, se raccorde : le ciel, la mer et soi. C’est incroyablement intense. Exactement ce que j’ai ressenti à 14 ans, quand je suis tombé sur une photo de Jerry Lopez, la star de l’époque. Comme il était calme, sur sa planche… Je me suis dit : “Je veux ça, voir ça, ressentir ça !”
Depuis, je n’ai pas arrêté. Je vais à l’autre bout du monde pour ces trente secondes sublimes sur la vague. Quand je suis à Paris, je peux m’arrêter un quart d’heure devant une vitrine pour regarder une photo de l’océan. Quand je déprime, je passe un coup de fil à la météo du surf. Je suis un grand malade. Comme tous les surfeurs. Sauf que c’est la glisse qui me soigne : c’est ma bouffée d’oxygène, indispensable pour remettre les compteurs à zéro. »
Bixente de Bixente Lizarazu.
Un an après ses adieux au football, le bouillonnant défenseur des Bleus jette un regard en arrière : le foot, bien sûr, mais aussi le surf, la mer, ses engagements et ses rencontres. Une écriture intime, entre émotions, coups de coeur et coups de gueules (Grasset 2007).
Bixente Lizarazu, ex-footballeur
« Surfer ouvre sur le monde »
Membre de l’équipe championne du monde en 1998, il tourne le dos au foot, mais l’océan lui tend les bras. Retour aux sources puisque l’Atlantique coule dans ses veines : né sur la Côte basque en 1969, Bixente Lizarazu surfe comme d’autres respirent.
« J’ai besoin de faire du surf. Ça fait partie de moi : j’en fais tous les jours depuis que j’ai 14 ans. Le surf, c’est d’abord extrêmement physique, mais c’est plus que ça : c’est ce sentiment de liberté et ce rapport, très fort, à la mer… Le foot m’avait éloigné de la côte. J’entame une seconde vie, et le surf en fait largement partie. Grâce à cela, je supporte mieux que d’autres l’arrêt du football. En surfant, je retrouve ces montées d’adrénaline que je connaissais sur le terrain. S’attaquer à des vagues toujours plus hautes, c’est comme affronter une équipe a priori plus forte que la tienne. Sauf que le foot, c’est un espace clos. Alors que le surf, c’est l’infini. Sans limites.
Surfer t’ouvre sur le monde : chercher de nouvelles vagues, c’est découvrir d’autres cultures. Surtout, ça t’ouvre les yeux : on ne peut pas surfer sans s’engager pour l’environnement, c’est une question de bon sens. Ce lien que j’ai avec l’eau m’a poussé à créer mon association, Liza, pour la préservation du littoral. Le foot, c’est du sport. Le surf, un mode de vie, un univers. »