La méditation a changé ma vie
Samuel était un garçon pressé, stressé. Lors d’un séjour en Thaïlande, il a découvert la pratique de la méditation vipassana, un « voyage immobile », qui réconcilie le corps et l’esprit. Depuis, son regard, ses émotions et toute sa vie se sont métamorphosés....
Nous sommes en 1999, je travaille à Bangkok depuis deux ans et ma curiosité me conduit à partir méditer, comme le font certains de mes amis bouddhistes. Quelques heures de train dans l’air moite de l’arrière-pays, puis une échappée en tuk-tuk, ces tricycles qui font office de taxis… J’arrive sur le lieu de la retraite que je vais partager avec une centaine d’hommes et de femmes de tous âges et de tous horizons. Parmi la multitude de temples du pays, le hasard a conduit mes pas vers un centre de méditation où ne vit aucun moine, où ne s’entend la psalmodie d’aucun mantra et où l’on ne se prosterne devant aucun gourou : on n’y enseigne pas une religion mais une technique expérimentale. Une approche areligieuse, pratique et cartésienne, qui convient bien au cérébral que je suis…
Au fil de ces dix journées intenses, assis en tailleur au milieu d’une centaine de personnes méditant en silence dix heures par jour, grâce aux indications de l’enseignant et au prix d’éprouvants efforts de concentration, je fais cette découverte qui va changer ma vie : je suis certes une tête, mais je suis aussi un corps. Et ce corps que j’ignore parle un langage que ma tête n’entend pas.
Ce premier stage est à l’image de ma vie. En pleine méditation, je suis soumis aux caprices du même bateau que celui de mon quotidien : je navigue entre la rive du vague à l’âme, de la mélancolie et du désespoir, et celle de l’exaltation, de l’hyperactivité et de l’énergie qui déplace des montagnes… Je prends alors conscience que mon humeur se nourrit de mes sensations, douloureuses ou agréables, qui à leur tour puisent leur force dans mon humeur, qui elle-même renforce mes sensations… Pour briser ce cercle infernal, je dois “juste” observer mes sensations, sans y réagir.
Dans mon quotidien redevenu parisien, cette découverte me permet de moins me laisser envahir par le sentiment de culpabilité, ou par la mélancolie, source de ce désespoir dans lequel je perds pied. Une vague de chaleur intérieure et c’est l’alerte : “Attention, culpabilité en vue.” Pour la mélancolie, la sensation est plus sournoise : elle envahit mon corps avec une espèce de douceur un peu lourde, je la vois comme un nid douillet et familier où j’aurais envie de me lover pour faire la sieste.
Mais une fois confortablement installé dedans, je me rends compte que le fond est plein d’une colle puissante et que je ne peux plus me relever… je m’enfonce alors dans le désespoir.
Toutes les fois où je parviens à observer objectivement ces sensations comme si je regardais une tempête depuis le rivage, les vagues de chaleur ou de douceur lourde se font de plus en plus faibles, puis finissent par disparaître. Et le sentiment de culpabilité ou de désespoir avec elles.
Grâce à ce processus qui opère au fil du temps et de la pratique, je parviens à ne pas me laisser envahir par le désespoir. Et lorsque le cercle vicieux s’enclenche quand même, au lieu d’en rester prisonnier plusieurs semaines, j’en sors au bout d’un jour ou deux.
Chaque année, une nouvelle retraite
Depuis cette première expérience, je pars presque tous les ans pour une nouvelle retraite. Chacune m’apparaît comme l’effeuillage de couches accumulées en moi. Je descends de plus en plus profondément et je découvre des pans entiers de moi-même dont je ne soupçonnais pas l’existence. C’est ainsi que, dans le silence de la méditation, j’entends un jour le hurlement d’une voix intérieure qui en veut à la terre entière. D’abord angoissé, je me fige d’effroi quand je réalise soudain que cette voix… c’est la mienne.
Je m’entends invectiver en silence tous les autres méditants, rageant contre leur agitation et leurs comportements bruyants qui me distraient. Partout dans mon corps, beaucoup de chaleur, des tensions intenses, des picotements acides depuis la racine des cheveux jusqu’à la plante des pieds. Bientôt, je bouillonne d’une rage folle et je me vois saisir les uns pour frapper sur les autres. Soudain, vision d’horreur : je les ai tant frappés que j’ai tué tout le monde. Mon fantasme arrivé à ce point – rappelons que tout cela se passe dans le silence, les yeux fermés, le corps immobile –, une étincelle de conscience me sort de mon cauchemar éveillé et je prends peur. C’est moi qui ai ces envies de meurtre ? Moi, ce garçon calme et souriant ?
D’accord, je suis coutumier des joutes verbales, j’adore m’opposer à mes interlocuteurs, au point d’adopter parfois un point de vue contraire à mes opinions, juste pour le plaisir de prouver à l’autre que j’ai raison. Mais de là à tuer toute une assemblée de “méditants”… Et si je n’étais pas celui que je croyais ? Quel est ce volcan qui couve sous le vernis de tranquillité et d’assurance dont j’ai recouvert mon personnage ? Plus tard, par la poursuite de ce travail sur les sensations qui sont comme un miroir de ma réalité intérieure, je comprendrai que, derrière mon goût pour la controverse intellectuelle, il y a une face cachée : mon incapacité à dire non à ceux qui me sont les plus proches.
Par peur de briser l’équilibre de notre relation, par peur de perdre l’autre qui m’est cher, je lui fais croire que je suis d’accord. Je dis oui même si en moi tout hurle non, car je me suis tant appliqué à faire taire cette voix intérieure que je ne l’entends même pas. J’ai fini par entendre tous ces non, et par percevoir aussi que pour bâtir cette illusion d’harmonie, je brisais un équilibre en moi. Lorsque je dis oui alors que je pense non, mon corps devient le théâtre de sensations très désagréables, des picotements m’assaillent le crâne, une sensation d’écœurement gagne ma gorge.
Tous ces non-dits, cette insatisfaction et ces tensions intérieures avaient fini par devenir une colère que je ruminais en silence sans en avoir conscience. Lorsqu’elle surgit, cette colère s’accompagne d’une tension fulgurante dans la région de l’appendice, où je sens mes chairs se contracter.
La conscience de ce qui se joue en moi “en temps réel” me permet de rectifier le tir, de moins me faire violence, de ne pas m’engluer dans ma colère ou de prononcer ce non que je ressens. Est-ce une conséquence de ce processus ? Les angines chroniques qui peuplaient tous mes hivers ont disparu… Cette conscience des sensations qui ont lieu dans mon corps est devenue comme une lumière, une petite luciole que je sais pouvoir distinguer même au cœur de la tempête. Mon quotidien a cessé d’être ce Yo-Yo dans les mains d’un enfant fou et capricieux. Bien sûr, ma vie est toujours faite de hauts et de bas, mais je me laisse moins submerger.